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Changement climatique : carence et responsabilité de l’Etat pour préjudice écologique

Changement climatique : carence et responsabilité de l’Etat pour préjudice écologique

Feb 25, 2021
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Carence, responsabilité de l’Etat et agenda climatique du Gouvernement, nous faisons le point sur ces avancées inédites.

Tandis que la faisabilité technique d’une économie décarbonée essentiellement fondée sur les énergies renouvelables se précise[1], l’Etat vient d’être reconnu responsable d’un préjudice écologique lié au changement climatique par le juge administratif. En cause, la méconnaissance de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre et l’aggravation du changement climatique.  

Nous vous proposons une analyse du jugement du Tribunal administratif de Paris du 3 février 2021[2]et de la décision du Conseil d’Etat du 19 novembre 2020[3].

Ces affaires sont inédites en France et annoncent l’arrivée du juge sur la scène climatique, sur fond d’une grande couverture médiatique.

Le juge a accepté de se donner un rôle de vérificateur et potentiellement d’accélérateur de la mise en œuvre effective de la politique climatique française par l’Etat.  

Le jugement du tribunal concerne des recours indemnitaires déposés par les associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme et Greenpeace France[4]. Cette affaire, appelée « L’Affaire du Siècle », est née d’une campagne de justice climatique qui a été menée à la suite d’une pétition ayant regroupé plus de 2,3 millions de signataires.

La décision du Conseil d’Etat a quant à elle été délivrée dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir déposé par la Commune de Grande-Synthe, au cours duquel sont aussi intervenues les associations ci-dessus[5].

La méconnaissance de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre

L’Etat français s’est donné l’objectif de valeur législative de diminuer les émissions de gaz à effet de serre pour l’année 2030 de - 40% par rapport aux niveaux relevés en 1990 et d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050[6].

Cet objectif a été intégré dans le code de l’énergie par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV)[7]en 2015, l’année où s’est tenue la Conférence  de Paris (COP21) organisée dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. La COP21 a permis l’adoption de l’Accord sur de Paris le Climat[8].

Dans le cadre de l’affaire Commune de Grande-Synthe, le Conseil d’Etat a estimé que cet objectif a pour objet d’assurer la mise en œuvre effective des principes posés par l’Accord de Paris pour ce qui concerne la France.

Cet objectif a été décliné dans le cadre de la Stratégie nationale Bas-Carbone (SNBC) en budgets carbone qui fixent des tranches d’émissions annuelles pour la période 2015-2018 puis pour des périodes de 5 ans.

A cet égard, le Conseil d’Etat a reconnu que l’Etat a substantiellement dépassé le premier budget carbone fixé pour la période 2015-2018[9]et a réalisé une diminution insuffisante des émissions pour l’année 2019 eu égard aux exigences du deuxième budget carbone pour la période 2019-2023.[10]

Le Conseil d’Etat a également estimé que le Gouvernement a reporté une partie des efforts de réduction après 2023 en revoyant à la baisse l’objectif de réduction des émissions pour cette période 2019-2023 par un décret du 21 avril 2020.

Dans ces circonstances, le Conseil d’Etat a donné 3 mois au Gouvernement pour justifier, dans le cadre d’un supplément d’instruction, que le refus de prendre des mesures supplémentaires est compatible avec le respect de la trajectoire qu’il s’est fixée dans le cadre des budgets carbone et de l’objectif de réduction de – 40 % fixé pour 2030.

Autrement dit, le Conseil d’Etat juge que l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre est contraignant et accepte de vérifier si les démarches du Gouvernement sont de nature permettre de l’atteindre.

Dans le cas inverse, le Conseil d’Etat pourrait annuler le refus d’agir de l’Etat et éventuellement lui ordonner de prendre toute mesure utile en vue d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre l’objectif fixé. Une deuxième décision du Conseil d’Etat est donc attendue sur ce sujet.  

La responsabilité de l’Etat pour préjudice écologique lié au changement climatique

A la suite du Conseil d’Etat, le Tribunal administratif de Paris est allé plus loin en raison du type de recours administratif déposé dans le cadre de l’ « Affaire du Siècle », qui lui a donné l’occasion de statuer sur la responsabilité de l’Etat.

En effet, le Tribunal a considéré que l’État, en dépassant le premier budget carbone, n’a pas réalisé les actions nécessaires en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour le Tribunal, cette inaction constitue une carence fautive partielle.

La reconnaissance de cette carence fautive a conduit le Tribunal à engager la responsabilité de l’Etat français, non seulement pour le préjudice moral des associations requérantes, mais également pour préjudice écologique.

Le préjudice écologique a été intégré dans le code civil par la Loi Biodiversité de 2016[11]. Il s’agit d’une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement »[12].

Pour constituer ce préjudice, le juge s’est fondé sur les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)[13]et sur les travaux de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique[14]qui établissent les points suivants :

  • en France, l’augmentation de la température moyenne s’élève pour la décennie 2000-2009 à 1,14°C par rapport à la période 1960-1990 ;
  • le réchauffement climatique est dû principalement aux émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique et est d’ores-et-déjà responsable d’une modification de l’atmosphère et de ses fonctions écologiques, ce qui a notamment provoqué l’accélération de la fonte des glaces, l’élévation du niveau de la mer et l’augmentation des phénomènes climatiques extrêmes ;
  • le réchauffement global atteindra 1,5°C entre 2030 et 2052 si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter au rythme actuel et perdurera pendant plusieurs siècles, même si ces émissions diminuent, en raison de la persistance dans l’atmosphère des gaz à effet de serre ;
  • un réchauffement de 2°C augmenterait gravement les différents phénomènes et leurs conséquences.

Dans ce contexte, le Tribunal a jugé que la méconnaissance du premier budget carbone a contribué à l’aggravation des émissions de gaz à effet de serre, causant ainsi un préjudice écologique en raison des conséquences du réchauffement climatique sur l’écosystème.

Côté réparation, le Tribunal a considéré la demande de réparation en nature recevable[15]et rejette les demandes de réparations pécuniaires, le préjudice écologique n’étant réparable en argent qu’en cas d’impossibilité de le réparer en nature. Celle-ci peut servir à prévenir, pour l’avenir, l’aggravation du préjudice.

Côté injonction, le Tribunal a ordonné un supplément d’instruction en vue de déterminer avec précision les mesures qu’il pourra enjoindre à l’Etat afin que ce dernier répare en nature le préjudice écologique. Là encore, un deuxième jugement du Tribunal est attendu sur ce point.

Ce jugement place désormais le juge en situation d’ordonner à l’Etat de prendre des mesures effectives pour réparer l’aggravation des émissions de gaz à effet de serre en raison de sa carence fautive, ce qui constitue une avancée significative en matière de lutte contre le changement climatique.

L’accélération de l’agenda climatique du Gouvernement

Conscient du risque de condamnation, le Gouvernement avait dans le même temps organisé une Convention citoyenne pour le Climat. La Convention a été constituée en 2019 par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) avec 150 citoyens tirés au sort et volontaires.

Le Gouvernement porte actuellement deux projets de loi qui reprennent de nombreuses propositions de la convention citoyenne[16]: un projet de loi dénommé « Climat et Résilience »[17]et un projet de loi constitutionnelle[18].

Le projet de loi constitutionnelle vise à intégrer, à la suite d’un référendum suivant son adoption par le Parlement, la lutte contre le dérèglement climatique et la préservation de l’environnement dans le corps de la Constitution, en sus de la Charte constitutionnelle de l’Environnement[19].

Le projet de loi Climat et Résilience, qui a été présenté le 10 février en Conseil des Ministres, propose quant à lui une soixantaine de mesures en vue de lutter contre le dérèglement climatique.

A ce stade, le CESE et le Conseil national de la Transition écologique (CNTE) ont émis deux avis critiques sur les mesures proposées et ont rappelé que la future loi Climat et Résilience devra permettre d’atteindre les objectifs climatiques fixés au niveau national, dans un esprit de justice sociale[20].

Ces deux instances attendent notamment un champ d’application plus large et moins conditionné, des délais d’application réduits ainsi qu’une estimation précisée de l’impact climatique de ces mesures.  

Le Conseil d’Etat et le Haut Conseil pour le Climat ont également soulevé des insuffisances et noté des éléments à revoir dans leurs avis rendu au titre de leurs missions de conseil[21].

Les députés ont jusqu’à début mars pour déposer leurs amendements au projet de loi Climat et Résilience, qui sera prochainement examiné par l’Assemblée nationale. Il s’agit donc d’une affaire à suivre.

Vous pouvez consulter les éléments évoqués aux adresses suivantes :

[1] L'Agence internationale de l'énergie (IEA) et le gestionnaire du Réseau de Transport d’Electricité français (RTE) ont présenté un rapport paru au mois de janvier 2021 dans lequel ils considèrent qu’il est techniquement possible d’assurer la sécurité d’approvisionnement de la France en électricité sur la base d’un mix énergétique constitué d’une part très élevée d’énergies renouvelables, à condition de la stricte mise en œuvre de certains éléments développés dans le rapport (IEA, RTE, Conditions and Requirements for the Technical Feasibility of a Power System with a High Share of Renewables in France Towards 2050, Janvier 2021). En complément, RTE publiera en 2021 une évaluation complète des différents scénarios électriques permettant d’atteindre la neutralité carbone.

[2] Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, Association OXFAM France, Association Notre Affaire à Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Association GREENPEACE FRANCE, req. N°1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4.

[3] Conseil d’Etat, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe et autres, req. N° 427301.

[4] L’objectif principal de ce recours indemnitaire est d’obtenir l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait du préjudice causé par sa carence fautive, ainsi que sa condamnation à réparer en conséquence le préjudice subi. L’effet utile réside dans le pouvoir pour le juge d’ordonner à l’Etat de prendre les mesures jugées nécessaires en application de l’article L. 911-1 du code de justice administrative.

[5] L’objectif de ce recours pour excès de pouvoir dont est d’obtenir l’annulation pour illégalité du refus d’agir de l’Etat ainsi qu’une injonction du juge à réaliser toute mesure utile. L’effet utile réside en effet là aussi dans le pouvoir pour le juge d’ordonner à l’Etat de prendre les mesures jugées nécessaires en application de l’article L. 911-1 du code de justice administrative.

[6] La neutralité carbone est entendue comme un équilibre, sur le territoire national, entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre, tel que mentionné à l'article 4 de l'accord de Paris.

[7] Article L. 100-4 du code de l’énergie. Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte. A titre de précision, au niveau de l’Union européenne, l’annexe 1 du Règlement 2018/842 du 30/05/2018 a fixé un objectif de réduction de - 37% pour 2030 par rapport au niveau de 2005 pour la France. L’Union européenne a abordé une possible augmentation de cet objectif. Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne ont convenu en décembre 2020 d’augmenter l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne à au moins 55 % pour 2030 par rapport aux niveaux de 1990.

[8] Accord de Paris sur le Climat, adopté le 12 décembre 2015 et signé le 22 avril 2016.

[9] Plus particulièrement, il s’agit d’un dépassement de 3,5 %. Les chiffres sont issus des rapports annuels publiés par le Haut Conseil pour le Climat (organe indépendant créé par décret du 14 mai 2019) et des données collectées par le Centre Interprofessionnel Technique d’Etudes de la Pollution Atmosphérique (CITEPA, opérateur de l’État).

[10] Il y seulement eu une réduction de 0,9 % en 2019 (par rapport à 2018) alors qu’une réduction de 1,5 % par an est demandée pour respecter le deuxième budget carbone.

[11] Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

[12] Articles 1246, 1247 et suivants du code civil.

[13] La France participe d’ailleurs activement aux travaux du GIEC.

[14] Organisme rattaché au Ministère de la Transition écologique.

[15] Dans la limite de la contribution à l’aggravation des émissions de gaz à effet de serre du fait du non-respect du premier budget carbone.

[16] D’autres mesures étant reprises dans la loi de finances, dans le plan de relance ou à mettre en œuvre au niveau de l’Union européenne.

[17] Projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, n° 3875 rectifié, déposé le 10 février 2021.

[18] Projet de loi constitutionnelle : « [La France] garantit la préservation de la biodiversité et de l'environnement et lutte contre le dérèglement climatique. » (article 1er).

[19] Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement.

[20] CNTE, Avis, février 2020. CESE, Avis sur le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, M. Badré et C. Bordenave, janvier 2021.

[21] Conseil d’Etat, 4 février 2021, avis n° 401933. Haut Conseil pour le Climat, Avis portant sur le projet de loi Climat et Résilience, Février 2021.

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